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L’Empire Abbasside : Hégémonie et Transformation.

1. La chute des Omeyyades et l’ascension des Abbassides

L'effondrement des Omeyyades en 750 fut un tournant majeur dans l’histoire de l’Islam. Renversés par les Abbassides, soutenus par les mécontents comme les mawali (nouveaux convertis) et les partisans chiites, les Omeyyades furent contraints de fuir. Le dernier calife omeyyade, Marwan II, fut tué, marquant la fin de leur règne au Moyen-Orient. Cette chute des Omeyyades était en grande partie due à leur incapacité à gérer les tensions internes, notamment celles engendrées par leur gouvernance centralisée et leur favoritisme envers les Arabes au détriment des autres groupes, ce qui entraîna des divisions profondes au sein de l'empire.

Les Abbassides, quant à eux, revendiquaient leur descendance d'Al-Abbas, l’oncle du Prophète Mahomet, ce qui leur conférait une légitimité supérieure aux yeux des musulmans sunnites. Cette revendication renforça leur position par rapport aux Omeyyades, souvent perçus comme des dirigeants déviants en raison de leur supposée indifférence religieuse et de leur style de vie luxueux. En s'appuyant sur leur légitimité religieuse et en exploitant le mécontentement généré par la gestion des Omeyyades, les Abbassides réussirent à s'imposer et établir un califat qui privilégiait une approche plus inclusive vis-à-vis des mawali et des autres groupes non arabes, ce qui favorisa leur soutien populaire.


2. Bagdad : Une nouvelle capitale et centre de pouvoir

Fondation de Bagdad (762)

En 762, le calife Al-Mansur, deuxième souverain abbasside, fonda Bagdad sur les rives du Tigre. Conçue comme une ville circulaire, avec une planification urbaine sophistiquée, Bagdad devint rapidement un symbole de puissance et de sophistication. La ville fut dotée de palais, de mosquées et de marchés florissants, reflétant l’ambition abbasside de centraliser le pouvoir et de projeter une image de grandeur. Son emplacement stratégique en fit un carrefour du commerce international reliant l’Asie, l’Afrique et l’Europe, tout en attirant des savants, des artisans et des commerçants du monde entier.

Déplacement du pouvoir

Contrairement aux Omeyyades, qui avaient gouverné depuis Damas et centré leur pouvoir en Syrie, les Abbassides recentrèrent l’empire autour de l’Irak et du Khorassan. Ce déplacement répondait à plusieurs impératifs :

  1. Proximité économique et intellectuelle : L'Irak était une région fertile et prospère, abritant des villes commerçantes importantes et des centres intellectuels anciens comme Bassorah et Koufa. En se rapprochant du Khorassan, d’où leur révolution avait émergé, les Abbassides maintinrent leur lien avec les puissantes tribus et élites persanes qui avaient soutenu leur ascension.

  2. Rupture avec les Omeyyades : En abandonnant Damas, les Abbassides affirmèrent leur rupture avec l’ancien régime et s’émancipèrent des critiques associées à la gestion syrienne des Omeyyades.

  3. Rôle centralisateur : Bagdad incarna un nouveau modèle de gouvernance centralisée, plaçant le calife au cœur d’un réseau bureaucratique et administratif complexe. Cette centralisation permit une meilleure gestion de l’empire, tout en renforçant le rayonnement culturel et politique de Bagdad.

Un centre de savoir et de culture

Sous les Abbassides, Bagdad devint un foyer intellectuel sans précédent. La fondation de la Maison de la Sagesse (Bayt al-Hikma) attira des érudits, des traducteurs et des philosophes, qui contribuèrent à la préservation et à l’expansion du savoir dans les domaines des sciences, des mathématiques, de la médecine et de la philosophie. Bagdad symbolisait ainsi non seulement la puissance politique, mais aussi le rôle des Abbassides comme promoteurs de la culture islamique et universelle.

Ce déplacement géographique et intellectuel du pouvoir permit à Bagdad de devenir, pendant plusieurs siècles, une des villes les plus influentes du monde médiéval.


3. Une administration cosmopolite

Les Abbassides marquèrent une rupture importante avec l’arabocentrisme des Omeyyades en adoptant une approche plus inclusive de l’administration :

  • Intégration des non-Arabes : Les Perses, en particulier, jouèrent un rôle clé dans la bureaucratie et l’armée. Cette ouverture s’expliquait par les liens des Abbassides avec le Khorassan, où leur révolution avait trouvé un large soutien. Les mawali (nouveaux convertis non arabes) eurent accès à des postes influents, remédiant à leur marginalisation sous les Omeyyades.

  • Diversité des élites : L’administration abbasside reflétait la richesse culturelle de l’empire. Des Juifs, des Chrétiens, et des Zoroastriens furent intégrés comme traducteurs, médecins, et artisans, tout en contribuant à la richesse culturelle de l’empire.

  • Réduction des tensions ethniques : En reconnaissant les talents et compétences des non-Arabes, les Abbassides parvinrent à apaiser certaines tensions ethniques, renforçant la stabilité de l’empire.

Efforts centralisateurs

Les Abbassides mirent en place une administration fortement centralisée, reposant sur des réformes ambitieuses :

  • Bureaucratie sophistiquée : Une organisation administrative rigoureuse fut instaurée, avec des départements spécialisés (diwans) pour gérer les finances, l’armée, et les affaires publiques. Cette bureaucratie permettait une gestion efficace des vastes territoires de l’empire.

  • Langue unifiée : L’arabe devint la langue officielle de l’administration, facilitant la communication et la cohésion dans un empire multiculturel. Cette uniformisation linguistique renforça également le rôle de l’arabe comme vecteur de culture et de savoir.

  • Réformes fiscales : Un système fiscal centralisé et équitable fut introduit, incluant des taxes comme le kharaj (impôt foncier) et la jizya (impôt des non-musulmans). Ces réformes assurèrent une collecte de revenus stable et la prospérité économique de l’empire.

Conséquences

L’administration abbasside fut un modèle cosmopolite, combinant des éléments issus des traditions islamiques, persanes, et mésopotamiennes. Ce système permit non seulement de gouverner un empire immense, mais aussi de le transformer en un creuset de cultures et de savoirs, dont Bagdad devint le centre névralgique.



4. Rayonnement culturel et scientifique

Âge d’or abbasside

Sous le règne des califes Al-Mansur (754-775), Harun al-Rashid (786-809), et Al-Ma'mun (813-833), l’Empire abbasside connut un âge d’or culturel et scientifique, marqué par une prospérité économique et une effervescence intellectuelle sans précédent dans le monde médiéval.

La Maison de la Sagesse (Bayt al-Hikma)

  • Fondation et rôle : Établie à Bagdad par Al-Mansur et développée par Al-Ma'mun, la Maison de la Sagesse était à la fois une bibliothèque, un centre de recherche et une académie.
  • Traductions des savoirs anciens : Les textes grecs d’Aristote, Hippocrate, Euclide, et Ptolémée furent traduits en arabe, souvent enrichis par des commentaires et des recherches originales. Ces travaux incluaient également des œuvres indiennes et perses.
  • Collaboration cosmopolite : Les savants musulmans, chrétiens, juifs et zoroastriens y travaillaient ensemble, symbolisant l’ouverture intellectuelle de l’époque.


Progrès scientifiques

  • Astronomie:
    • Construction d’observatoires comme celui de Bagdad.
    • Développement de tables astronomiques (zij), avec des contributions majeures d’Al-Battani et d’Al-Zarqali.
  • Médecine:
    • Avancées réalisées par Al-Razi (Rhazès) et Ibn Sina (Avicenne), dont les traités médicaux furent des références jusqu’à la Renaissance européenne.
    • Les hôpitaux abbassides étaient des modèles d’innovation et d’efficacité.
  • Mathématiques:
    • Al-Khwarizmi, le père de l’algèbre, posa les bases des calculs algébriques dans son livre Kitab al-Mukhtasar fi Hisab al-Jabr wal-Muqabala.
    • Adoption et diffusion du système décimal et des chiffres indo-arabes.
  • Philosophie:
    • Développement de la philosophie islamique, influencée par les œuvres d’Aristote et de Platon.
    • Penseurs comme Al-Kindi, Al-Farabi, et Ibn Sina combinèrent foi et raison.


Art et littérature

  • Littérature:
    • Les Mille et Une Nuits, une œuvre littéraire emblématique, témoigne de la richesse narrative et culturelle de l’époque, intégrant des récits persans, indiens et arabes.
    • Des poètes comme Al-Mutanabbi explorèrent les thèmes de l’amour, de l’héroïsme et de la philosophie.
  • Art:
    • Les arts décoratifs, tels que la calligraphie, le travail du métal et de la céramique, atteignirent un raffinement inégalé.
    • L’architecture abbasside, comme la Grande Mosquée de Samarra, combinait monumentalité et innovation.


Le rayonnement culturel et scientifique des Abbassides joua un rôle crucial dans la transmission des savoirs antiques à l’Europe médiévale, facilitant ainsi la Renaissance. Leur héritage constitue un des sommets de la civilisation islamique et un pont entre les cultures orientales et occidentales.


5. Fragmentation et déclin

Émergence de pouvoirs régionaux

Dès le IXe siècle, le califat abbasside commença à perdre le contrôle direct sur ses vastes territoires, en grande partie à cause de la montée en puissance de gouverneurs et de dynasties régionales :

  • Décentralisation du pouvoir : Les Aghlabides en Afrique du Nord, les Fatimides en Égypte, et les Samanides en Perse devinrent indépendants tout en continuant, pour certains, à reconnaître symboliquement l'autorité des Abbassides.

  • Fragmentation culturelle et politique : Cette autonomisation favorisa l’émergence de centres de pouvoir rivaux et d'identités culturelles distinctes, affaiblissant l'unité de l'empire.

  • Rôle des mercenaires : L’empire dépendait de plus en plus de mercenaires turcs (ghulams) pour maintenir l'ordre, ce qui donna à ces militaires une influence croissante sur la politique intérieure.


Invasions externes

Les pressions militaires externes exacerbèrent les faiblesses de l’empire :

  • Les Seldjoukides : Ces guerriers turcs sunnites prirent Bagdad en 1055, réduisant les Abbassides à un rôle symbolique de califes religieux sous leur tutelle.

  • Les Croisades : À partir de 1096, les croisades chrétiennes constituèrent une menace supplémentaire pour les terres musulmanes, bien que leur impact direct sur les Abbassides fut limité par leur retrait à Bagdad.

  • Les Mongols : L’invasion mongole au XIIIe siècle provoqua des destructions massives. En 1258, les Mongols, sous le commandement de Hulagu Khan, prirent Bagdad, pillèrent la ville et exécutèrent le calife Al-Musta'sim, mettant fin à la domination abbasside au Moyen-Orient.


Prise de Bagdad (1258) et survie symbolique

  • Chute de Bagdad : La prise de Bagdad par les Mongols marqua un coup fatal au prestige et à l’autorité des Abbassides. La ville, alors centre névralgique du monde islamique, fut dévastée, entraînant une perte irréparable de savoirs et d'institutions.

  • Renaissance symbolique au Caire : Une branche des Abbassides fut rétablie au Caire sous la protection des Mamelouks en 1261. Ce califat abbasside n’avait qu’un rôle religieux, servant à légitimer les sultans mamelouks comme protecteurs de l’islam.


La fragmentation et le déclin abbassides marquèrent la fin d’une époque de centralisation et d’unité dans le monde islamique. Cependant, leur héritage culturel, administratif et scientifique continua d'influencer les civilisations qui leur succédèrent, tout en laissant un vide politique progressivement comblé par de nouvelles dynasties régionales et empires comme les ottomans.


Le Ribat de Monastir en Tunisie. Le terme vient de la racine arabe " RBT " signifiant : " lier ", " attacher " .A l'origine c'est une fondation fortifiée, souvent installée dans une région frontalière du monde islamique et qui rappelle les monastères chrétiens. Elle servait de camp de base pour les expéditions de la Guerre Sainte, ainsi que de point d'appui à la protection d'un territoire et , parfois , de lieu de retraite religieuse. De fait le terme a aussi été utilisé pour désigner un couvent habité par des adeptes du soufisme. Il est aussi utilisé pour désigner un caravansérail fortifié et situé hors des villes . Ces trois appellations ont pu être utilisées conjointement ou successivement , selon les cas et les régions du monde musulman. Les occupants d'un ribat étaient qualifiés de "murabit" (pluriel : " murabitun ") ( "Combattants aux frontières " ) d'où est issu le terme français de " marabout " ou de "ghazi " . 

 

Héritage de l’Empire Abbasside

Un modèle de gouvernance et de culture

  • Influence durable: Les Abbassides laissèrent un modèle centralisé de gouvernance, basé sur une bureaucratie rigoureuse et une administration cosmopolite.
    • Leur système de vizirs (premiers ministres) et de diwans (bureaux administratifs) servit de référence à d'autres califats, notamment les Fatimides, les Seldjoukides, et même l'Empire ottoman.
  • Rôle religieux : Le califat abbasside renforça l'idée d’un État islamique unifié autour d’un calife, à la fois chef spirituel et temporel, une structure reprise et adaptée par les Ottomans.

Transmission des savoirs

  • Préservation des textes anciens: Les traductions et études réalisées sous les Abbassides furent intégrées dans les bibliothèques européennes à travers Al-Andalus et les croisades.
    • Ces efforts contribuèrent directement à l'émergence de la Renaissance européenne, notamment dans des domaines comme la philosophie, la médecine, et les sciences naturelles.
  • Diffusion des connaissances : Les réseaux commerciaux et culturels abbassides connectèrent le monde musulman avec l’Asie, l’Afrique, et l’Europe, favorisant un échange continu d’idées et de technologies.

Bagdad : un symbole

  • Centre d’attraction : Même après son déclin, Bagdad demeura un phare intellectuel et spirituel, attirant savants, poètes, et philosophes de tout le monde islamique.
  • Impact postérieur: Jusqu’à sa chute en 1258 face aux Mongols, Bagdad symbolisait l’apogée d’une civilisation harmonisant héritage antique et innovations islamiques.
    • L'empreinte culturelle et administrative de Bagdad se ressent encore dans les villes historiques qui héritèrent de sa grandeur.

L’héritage abbasside, transmis et réinterprété par des empires comme celui des Ottomans, constitue une pierre angulaire dans l’histoire de la civilisation islamique et mondiale.



Références

  • Hodgson, Marshall G.S. The Venture of Islam: Conscience and History in a World Civilization, Vol. 2.
  • Kennedy, Hugh. The Prophet and the Age of the Caliphates: The Islamic Near East from the Sixth to the Eleventh Century.
  • Hourani, Albert. A History of the Arab Peoples.
  • Ahmed, Leila. Women and Gender in Islam: Historical Roots of a Modern Debate.
  • Encyclopædia Britannica, "Abbasid Dynasty."


Auteur : Stéphane Jeanneteau

Septembre 2011

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