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Les Bogomiles

Les Bogomiles sont une secte religieuse qui a joué un grand rôle dans l'Europe orientale. Elle est originaire de Bulgarie et doit son nom au pope Bogomil, appelé aussi Jérémie, qui vivait dans ce pays sous le règne du tsar Pierre (927-968). (On a aussi dit que les Bogomiles étaient ainsi nommés de deux mots slavons : Bog = Dieu, et milotii = ayez pitié de  nous). Le pope Bogomil (ce nom correspond au grec Théophile) ne fit au fond que rééditer les doctrines des Pauliciens sur les deux principes qui se partagent l'empire du monde. Ces deux principes, disait-il, sont le bon et le mauvais. La bonne et la mauvaise divinité sont égales en force et en puissance ; la bonne a créé toutes les choses parfaites, la mauvaise (Satan) toutes les choses imparfaites. c.-à-d. le monde et ses créatures destinées à périr. Il y a deux mondes, l'un invisible où vivent des êtres incorporels, l'autre visible où nous vivons.

Les Bogomiles expliquaient ainsi la création des humains : Satan a créé Adam de la terre; mais il était incapable de lui donner la vie, il s'adressa donc à Dieu le père en le priant d'envoyer son esprit: l'être ainsi créé devait servir tout ensemble Dieu et Satan. Le Seigneur y consentit. Eve fut créée de même. Satan eut commerce avec Eve et de ces rapports naquit Caïn et sa soeur Kolomea. Adam, de son côté, engendra Abel. Après le crime de Caïn, Satan, perdit le pouvoir de créer, mais il resta le roi du monde et des créatures. L'humain dépend de lui et n'a pas le libre exercice de sa volonté. C'est lui qui a fait le déluge, confondu les langues.

Les Bogomiles refusaient d'admettre les livres de Moïse et les Prophètes. D'après eux, le Christ n'avait pris un corps qu'en apparence, car tout corps est l'oeuvre de Satan; ainsi le Sauveur n'avait subi la passion qu'en apparence; après sa résurrection, il avait définitivement enchaîné Satan. L'âme enfermée dans le corps par le diable était délivrée par la mort et retournait au ciel. Le Christ n'avait laissé à ses disciples que sa doctrine, mais n'avait point institué les sacrements qui ont un caractère matériel et par conséquent démoniaque.  

Telles étaient les idées générales du prêtre Bogomil et de ses adhérents; elles passèrent de Bulgarie en Bosnie et en Croatie, de là dans l'Italie du Nord, puis en France où on en retrouve la trace dans les hérésies des Cathares et des Vaudois. Les Albigeois étaient parfois appelés Bulgares et l'église vaudoise église esclavonne (Jean Benoît, Histoire des Albigeois et des Vaudois, Paris, 1691). 

Les Bogomiles se donnaient le nom de chrétiens; ils se considéraient comme impeccables, méprisaient la hiérarchie ecclésiastique. Ils ne recevaient dans la secte que des adultes; on les faisait jeûner et après leur avoir imposé sur le front l'Evangile de saint Jean, ils recevaient un nom nouveau. C'étaient les croyants (credentes), au-dessus d'eux étaient les chrétiens, les bons Bosniaques, les accomplis. 

Tout chrétien, homme ou femme, avait le droit de prêcher. Ils abandonnaient la plus grande partie de leurs biens à l'Eglise et vivaient pauvrement. Ils ne devaient pas être mariés ni exercer la profession militaire. La viande étant une création du démon, ils ne devaient pas en consommer non plus que de laitage. Ils ne parlaient aux non croyants que pour essayer de les convertir. Ils portaient un costume monastique. Les simples croyants pouvaient se marier. 

Tout en rejetant la hiérarchie ecclésiastique, les Bogomiles reconnaissaient des chefs spirituels ; ils avaient pour chefs des évêques élus, des anciens ou des maîtres et des diacres. On ne les connaît que par les écrits de leurs adversaires, car eux-mêmes n'ont rien laissé; malgré l'odium theolagicum, ils semblent avoir été de mœurs pures et de vie honnête. Ils célébraient volontiers leur liturgie en plein air; leur seule prière était le Pater; dans leurs temples on ne trouvait d'autre ornement qu'un autel couvert d'un linge blanc sur lequel était ouvert l'évangile. La confession et la pénitence étaient publiques. 

Ils rejetaient le purgatoire et la résurrection du corps qui est l'oeuvre de Satan. Toute âme devait être sauvée; si elle ne l'était pas, elle s'incarnait dans un autre corps et recommençait une nouvelle épreuve. Les Bogomiles se plaisaient à la lecture des Ecritures et surtout des livres apocryphes de l'Ancien et du Nouveau Testament; ils ont exercé une sérieuse influence sur ce genre de littérature. 

Dans les temps primitifs, on distinguait chez eux deux églises, l'une purement bulgare, l'autre dite de Dragovitia en Macédoine. Ils étaient très attachés à leur foi; persécutés par les rois de Hongrie, par l'Inquisition, ils aimèrent mieux embrasser l'islam que de rentrer dans l'Eglise romaine. On considère aujourd'hui les Bosniaques musulmans comme des descendants de Bogomiles réfractaires. D'autre part, le mépris que l'hérésie inspirait aux catholiques explique sans doute le sens injurieux qu'a pris au moyen âge le nom des Boulgres ou Bulgares. Les Bogomiles de la péninsule balkanique disparurent lors de l'invasion ottomane; ceux de France ou d'Italie se perdirent dans d'autres sectes ou furent anéantis par l'lnquisition et les guerres religieuses. Un village de Macédoine, appelé Bogomili, rappelle encore aujourd'hui que cette province a été le foyer de la secte dans la péninsule balkanique.


Origine : La bulgarie

En Bulgarie, l'extension de la doctrine bogomile sera favorisée par les conditions économiques et sociales. La classe paysanne, souvent exploitée par la noblesse et le haut clergé, s'insurge contre le luxe, la débauche et les privilèges de ceux qui la gouvernent. Très vite, la masse des adhérents bogomiles oubliera les principes fondamentaux de sa foi. Deux catégories de fidèles se distinguent : d'un côté les théoriciens, de l'autre les disciples, souvent infidèles à leur religion. Les premiers sont fréquemment d'anciens prêtres qui ont quitté leur Église afin de mener une existence plus austère. Leur désir de pauvreté et de pénitence les conduit à opter pour un ascétisme plus rigoureux. Théologiens, ils présentent une doctrine cohérente comprenant une cosmologie et une eschatologie. Peu nombreux, ils ne se livrent à aucun travail manuel et demeurent chez leurs disciples. Leur prédication fervente leur assure des adeptes. En dehors de ces « parfaits », irréprochables dans leurs mœurs, se présentent les auditeurs, animés par leurs revendications économiques plus que par des principes religieux. Leur vie n'est pas rigoureuse et leur désordre accrédite les jugements de leurs adversaires. Le concile tenu à Tarnovo (1211) contre les bogomiles, considérés comme hérétiques, est suggestif à cet égard. Si les parfaits refusent de répandre le sang, même pour se défendre, les adhérents bogomiles n'hésitent pas à tuer pour s'emparer des biens de ceux qu'ils considèrent comme leurs persécuteurs. Soutenue par le pouvoir temporel, l'Église persécutera, quant à elle, ceux qu'elle juge hérétiques.

Les bogomiles se maintiendront durant cinq siècles. Aux XIe et XIIe siècles, le peuple bulgare subira la domination de Byzance, et cette nouvelle situation politique favorisera le développement des bogomiles qui s'élèveront à la fois contre l'Église et la domination étrangère.


Expansion en Asie et en Europe

L'écrivain byzantin Michel Psellos, dans son traité sur « l'action des démons », et le moine Euthyme de Péribletes fournissent de précieux renseignements sur le développement des communautés bogomiles en Thrace et en Asie Mineure. Répandus dans l'Empire byzantin, les bogomiles subissent de sanglantes répressions. Le grand prédicateur Vasili périt sur le bûcher. En s'intensifiant dans l'Empire byzantin, la propagande bogomile va atteindre de nouveaux adeptes. Ce ne seront plus les paysans bulgares, mais les citoyens des grandes villes byzantines. Aussi le mouvement cesse-t-il d'être antiféodal dans un pays où la vie est facile et le commerce florissant. À Constantinople, des membres du haut clergé, conquis par un rituel simplifié, adoptent la doctrine dite « hérétique » et des monastères eux-mêmes y adhèrent.

La pensée bogomile progresse. Dès la fin du XIIe siècle, elle gagne la Serbie, et, comme jadis en Bulgarie, ses adeptes font leurs les revendications antiféodales des populations. Le traité de Cosmas contre les bogomiles dénonce les propos des prédicateurs et les attitudes des fidèles qui s'opposent non seulement au pouvoir temporel de l'Église, mais aux personnalités de la hiérarchie religieuse et laïque. Les synodes, suivis de persécutions, n'arriveront pas à détruire la doctrine « hérétique ». Dans les pays où se propage le mouvement, les mécontents de tous ordres adoptent volontiers une doctrine qui toujours attaque les détenteurs du pouvoir.

Mis à part les particularités qui s'expliquent par les systèmes politiques et économiques des pays où ils se propagent, les structures propres au mouvement bogomile restent assez indifférenciées. Leurs communautés évoquent les groupes chrétiens des premiers siècles que nous décrivent les Actes des Apôtres et les Épîtres de Paul. On y relève toujours une ferveur et un sens de la prière communautaire, une humilité qui s'affirme dans des confessions réciproques. Les « auditeurs » deviennent des « croyants » et ces derniers sont appelés « parfaits » quand ils ont donné les preuves de leur rigueur et de leur sagesse. Les différents groupes bogomiles, unis par des liens étroits, se soutiennent mutuellement. La vie des adeptes est très difficile, il leur faut, en raison des persécutions, mener une existence secrète. Seule l'Église Patarine, en Bosnie, jouira d'une liberté toute relative. Quand l'hérésie se propagea en Europe : en Russie, en Italie du Nord, dans le sud de la France, les problèmes soulevés par les bogomiles seront plus complexes ; ils manifestent une opposition toujours dirigée contre l'Église.

Le mouvement bogomile balkanique a-t-il marqué de son empreinte les divers mouvements gnostiques de l'Europe médiévale ? Le souci d'un retour à la source primitive du christianisme, le rejet d'une Église possédante, et qui par là même risque d'oublier sa mission, provoquent un mouvement d'idées et un comportement identiques. On peut donc parler au plus d'influence réciproque. Jamais la gnose n'a été entièrement détruite et il a souvent suffi d'une occasion pour la faire resurgir.

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