La bataille de la passe de Kimbalongos, plus communément appelée bataille de Kleidion, s’inscrit dans le cadre des guerres byzantino-bulgares qui marquent l’histoire de l’Europe du Sud-Est au Moyen Âge. Cet affrontement décisif, survenu en juillet 1014, oppose l’armée de l’empereur byzantin Basile II à celle du tsar bulgare Samuel. Ce conflit, au-delà de son impact militaire immédiat, constitue un tournant dans l’histoire de la région, scellant le destin de l’Empire bulgare et réaffirmant la domination byzantine sur les Balkans.
Les tensions entre l’Empire byzantin et le royaume bulgare trouvent leurs origines au VIIe siècle, lorsque le khan Asparoukh établit l’Empire bulgare sur des territoires autrefois sous contrôle byzantin, le long du Danube. Cette implantation marque le début d'une rivalité séculaire. Dès leurs débuts, les relations entre les deux puissances oscillent entre affrontements militaires et périodes de paix relative, souvent dictées par des alliances de circonstance.
Au Xe siècle, sous le règne du tsar Siméon Ier, la Bulgarie atteint l’apogée de sa puissance. Siméon mène des campagnes agressives contre Byzance, mettant en péril la capitale Constantinople elle-même. Cependant, après la mort de Siméon en 927, la Bulgarie entre dans une phase de déclin progressif. Les invasions étrangères, notamment celles des Rus' de Kiev sous Sviatoslav Ier, affaiblissent le royaume. En 971, les Byzantins, sous le règne de Jean Ier Tzimiskès, capturent Preslav, la capitale bulgare, marquant une étape décisive dans la domination byzantine sur la région.
Malgré ces défaites, l’esprit de résistance persiste en Bulgarie. Les frères Comitopouloï — David, Moses, Aaron et Samuel — se mobilisent pour restaurer l’autorité bulgare. Samuel émerge rapidement comme le chef principal, grâce à ses compétences militaires et politiques. Il réorganise l’armée, renforce les fortifications dans les zones montagneuses et établit un réseau de défenses stratégiques dans des passes clés, comme celle de Kleidion.
Samuel doit également affronter des pressions internes. Les défaites face aux Byzantins érodent sa légitimité auprès de la noblesse bulgare, qui voit dans les victoires byzantines une menace directe pour leur pouvoir local. En réponse, Samuel consolide son autorité et entreprend des réformes visant à centraliser son pouvoir, tout en maintenant une résistance acharnée face aux Byzantins.
Du côté byzantin, l’empereur Basile II accède au trône en 976 dans un contexte de troubles internes et d’attaques extérieures. Malgré des débuts marqués par des révoltes aristocratiques et des guerres sur plusieurs fronts, Basile II s’impose progressivement comme un dirigeant déterminé et stratégique. Il concentre ses efforts sur la consolidation du pouvoir impérial et la restauration de la domination byzantine dans les Balkans.
Surnommé plus tard "Bulgaroctone" pour ses campagnes contre les Bulgares, Basile II consacre une grande partie de son règne à écraser la résistance bulgare. À partir de 986, il engage une série d’expéditions militaires visant à affaiblir Samuel et ses partisans. Ces campagnes, bien que coûteuses et souvent prolongées, révèlent la détermination de Basile à soumettre la Bulgarie.
L'année 1014 marque le point culminant de cette guerre acharnée. Fort de plusieurs succès stratégiques, Basile prépare une grande offensive visant à briser définitivement les défenses bulgares. La passe de Kleidion devient alors le théâtre d’un affrontement décisif entre les deux puissances.
La passe de Kleidion, située dans une région montagneuse près de la rivière Stroumitsa et des monts Bélès, est un point névralgique pour le contrôle de la Bulgarie occidentale. Ce lieu stratégique constitue l’une des rares voies d’accès vers le cœur de l’Empire bulgare, ce qui en fait une cible naturelle pour les Byzantins et un point de défense prioritaire pour les Bulgares.
Samuel, conscient de l’importance de cette position, y installe des fortifications robustes. Les défenses incluent des fossés, des palissades en bois, et des murs soigneusement disposés pour exploiter la topographie accidentée du terrain. Ces structures défensives sont tenues par une armée bulgare estimée entre 15 000 et 20 000 soldats, déployés pour empêcher toute progression byzantine. La vallée de la Stroumitsa, bordée de collines escarpées, offre peu d’options pour une attaque frontale, contraignant les Byzantins à trouver une solution ingénieuse pour percer ces lignes.
En juin 1014, Basile II rassemble ses forces à Constantinople et entame sa campagne. L'armée byzantine, composée de vétérans expérimentés et d’unités spécialisées, avance en suivant un itinéraire stratégique à travers Komotini, Dráma, et Serrès, avant d’atteindre les abords de la passe de Kleidion. Ce cheminement permet aux Byzantins de sécuriser leurs arrières tout en approchant méthodiquement des défenses bulgares.
À leur arrivée, les Byzantins tentent une première attaque directe sur les fortifications. Cependant, cette offensive échoue rapidement. Les Bulgares, protégés par leurs positions fortifiées et leurs troupes bien positionnées, infligent des pertes significatives à l’armée byzantine, qui doit battre en retraite temporairement.
Face à cet échec, Basile II décide de modifier sa stratégie. Conscient que la force brute ne suffira pas à franchir les défenses, il confie une mission cruciale au général Nicéphore Xiphias, réputé pour sa tactique et son audace. Xiphias reçoit pour ordre de contourner les défenses bulgares en empruntant un sentier escarpé à travers les montagnes environnantes. Pendant ce temps, Basile maintient la pression sur la ligne de front, lançant des assauts répétés pour fixer les troupes de Samuel et détourner leur attention.
Le 29 juillet 1014, après plusieurs jours de marche difficile dans les montagnes, Nicéphore Xiphias et ses troupes atteignent les arrières des défenses bulgares. Profitant de l’effet de surprise, ils lancent une attaque soudaine sur les positions ennemies. Les soldats bulgares, pris au piège entre l’armée de Xiphias à l’arrière et le gros des forces byzantines à l’avant, se retrouvent dans une situation critique.
La confusion s’empare des rangs bulgares. Bien que certains tentent de résister, la majorité des troupes de Samuel cède à la panique. Les lignes de défense s’effondrent rapidement, permettant à Basile II d’exploiter la situation. Il lance une offensive décisive sur la passe, brisant les dernières résistances et s’emparant des fortifications bulgares.
Les pertes bulgares sont considérables. Plusieurs milliers de soldats sont tués, tandis qu’un grand nombre est capturé. Samuel, qui supervisait la bataille depuis son quartier général à Stroumitsa, tente de secourir son armée en envoyant des renforts, mais il est trop tard. Cette victoire marque un tournant dans la guerre, affaiblissant durablement les capacités défensives de l’Empire bulgare.
La défaite des bulgares à Kleidion et la mort de Samuel à la vue des prisonniers bulgares aveuglés.
La bataille de Kleidion représente un désastre stratégique et humain pour l’armée bulgare. Des milliers de soldats périssent au combat, et les survivants tombent aux mains des Byzantins. Les chiffres varient selon les sources, mais les chroniqueurs byzantins comme Jean Skylitzès avancent le nombre de 15 000 prisonniers. Ces captifs subissent un sort particulièrement cruel : sur ordre de Basile II, 99 hommes sur 100 sont aveuglés, tandis que le centième est éborgné pour guider ses camarades mutilés.
Ce châtiment, bien que barbare, n’est pas sans précédent dans les traditions punitives byzantines. L’aveuglement est souvent utilisé comme une forme de châtiment dissuasif pour les rebelles ou les ennemis vaincus. Dans ce contexte, cet acte reflète la volonté de Basile II de briser non seulement les capacités militaires de la Bulgarie, mais aussi le moral de la population et des forces restantes. Il peut également s’interpréter comme une vengeance personnelle pour la mort de Théophylacte Botaniatès, un général byzantin de premier plan, tué par les Bulgares lors d’une bataille antérieure.
L’impact psychologique sur l’Empire bulgare est immense. La vision des soldats mutilés revenant en Bulgarie devient un symbole de la défaite et de l’impuissance face à la puissance byzantine, renforçant la perception que la guerre est désormais perdue.
Pour le tsar Samuel, la défaite de Kleidion est un coup fatal. Bien qu’il ne soit pas présent sur le champ de bataille, il apprend rapidement la capture et l’aveuglement de ses soldats. Cette nouvelle, combinée à l’ampleur de la déroute militaire, semble avoir provoqué un choc émotionnel insurmontable. Selon les récits, Samuel succombe à une crise cardiaque peu après avoir été confronté à la vue de ses troupes mutilées.
La mort de Samuel marque une rupture dans la résistance bulgare. Son fils et successeur, Gabriel Radomir, tente de reprendre la lutte, mais il hérite d’un empire affaibli, fracturé politiquement et militairement exsangue. Les nobles bulgares, dont l’appui était déjà fragile, se montrent de plus en plus enclins à négocier avec les Byzantins ou à chercher leur propre survie.
La victoire byzantine à Kleidion est écrasante, mais elle ne marque pas immédiatement la fin des hostilités. Bien que Samuel ait disparu, des poches de résistance persistent sous Gabriel Radomir, puis sous Ivan Vladislav, son successeur. Cependant, l’effondrement de l’autorité centrale bulgare ouvre la voie à l’annexion complète de l’empire par Byzance en 1018.
Sur le plan symbolique, cette victoire renforce la réputation de Basile II comme un empereur déterminé et implacable. Son surnom de "Bulgaroctone" ("Tueur de Bulgares"), acquis après cette bataille, devient un marqueur de son règne et une légende dans l’histoire byzantine. Pour la Bulgarie, en revanche, Kleidion reste un traumatisme national et un tournant historique, annonçant la fin de son indépendance pour plus d’un siècle.
La défaite de Kleidion est le prélude à la disparition de l’Empire bulgare en tant qu’entité indépendante. Incapables de se relever des pertes humaines et matérielles subies lors de la bataille, les successeurs de Samuel, Gabriel Radomir et Ivan Vladislav, ne parviennent pas à endiguer les offensives de Basile II. En 1018, après une ultime campagne militaire et la mort d’Ivan Vladislav, la Bulgarie est annexée par l’Empire byzantin.
Les territoires bulgares sont alors divisés en thèmes administratifs, une organisation typiquement byzantine, visant à intégrer pleinement ces régions à l’administration impériale. Cette annexion marque un moment historique pour l’Empire byzantin, qui retrouve le contrôle de la péninsule balkanique pour la première fois depuis le VIIe siècle. L’ordre établi par Basile II reste en place pendant plus de 150 ans, jusqu’à la révolte des frères Asen en 1185, qui conduira à la formation du Second Empire bulgare.
La chute de la Bulgarie a des répercussions importantes sur les autres royaumes slaves des Balkans. Les Serbes et les Croates, déjà sous la pression militaire et diplomatique de Byzance, voient dans la défaite bulgare un signe de la suprématie byzantine. Ces deux royaumes doivent reconnaître l’autorité de Basile II et s’acquitter de tributs, consolidant encore davantage la domination de l’Empire byzantin dans la région.
La reconquête de la Bulgarie permet également à l’Empire byzantin de sécuriser le Danube comme frontière stratégique, un positionnement qui renforce sa défense contre les incursions venues d’Europe centrale ou des steppes eurasiennes. Cette expansion territoriale garantit à l’Empire une période de stabilité relative et une influence accrue dans les affaires balkaniques.
La bataille de Kleidion reste un événement marquant dans l’histoire des Balkans, souvent interprété comme un symbole des luttes séculaires pour le contrôle de cette région stratégique. Pour les Byzantins, cette victoire illustre la détermination de Basile II et le succès de leur stratégie militaire, ancrant son règne comme l’un des plus glorieux de l’histoire byzantine.
En Bulgarie, Kleidion représente une tragédie nationale, perçue comme le point culminant de la domination étrangère et de l’asservissement. L’héritage de Samuel et de ses efforts de résistance reste néanmoins une source d’inspiration pour les générations futures, en particulier lors de la révolte des frères Asen qui restaurera l’indépendance bulgare au XIIe siècle.
Au-delà de son importance militaire et politique, Kleidion symbolise également les luttes acharnées pour le contrôle des Balkans au Moyen Âge, une région où la géographie, les ambitions impériales, et les identités nationales se sont constamment heurtées dans une dynamique complexe.
La bataille de la passe de Kimbalongos (1014) est un moment charnière dans l’histoire des Balkans médiévaux. Elle scelle la défaite bulgare face à Basile II, rétablit la domination byzantine dans la région et marque la fin de l’indépendance bulgare pour plus d’un siècle.
Auteur : Stéphane Jeanneteau, Juillet 2014